"L'homme né il y a cent ans pouvait encore croire, le moment venu, qu'une œuvre ferait à son destin un beau bagage. Il allait occuper une place. N'importe où : dans la société, le dictionnaire, l'histoire des idées ou le chapitre approprié d'un Traité de Littérature. On a soldé cette illusion-là vers 1920. Nous avons mis du temps à nous en rendre compte mais c'est fait. La postérité n'est qu'une caricature d'éternel. De ce point de vue-là, nos carottes sont cuites . Nous ne pouvons plus nous camper dans la noble posture du créateur : on entendrait les ricanements jusqu'à Nanterre, jusqu'aux tortueuses ruelles d'Avignon-sur-scène. On nous a cassé notre jouet il y a un bon demi-siècle. Les casseurs ont été les premiers pris à leur piège : l'un a tourné gourou américain, l'autre poète élégiaque, le troisième évêque à Montmartre, un stylo sec en guise de crosse, le quatrième génie à tout faire, politicien-policier. Et j'en passe. Nous avons eu beau défiler dignement devant les garnements qui rigolaient, nos grans hommes en "Pléiade" sous le bras et des citations plein la mémoire, la dérision a fait autour de nous la terre brûlée. Nous pouvons être satisfaits de nous mêmes, peaufiner l'ouvrage dans le silence de nos maisons, écouter le jacassement flatteur des dernières dames à chapeaux et à salon _ si nous sortons dans la rue, inutile d'imaginer le square où trônera un jour notre tête en bronze. Une œuvre ne tient plus devant la fureur idéologique ; elle ne tient plus devant la mine moqueuse des jeunes gens ; elle ne tient plus devant le hâtif nivellement des singularités, la rage de bonne santé universelle. reste à savoir si elle tiendra devant la mort - mais c'est une question au for intérieur. La poser n'est pas la résoudre. Nous devons nous obstiner à faire comme si, sans connaître la réponse : je n'écris pas pour les "happy few", je n'écris pas pour être "riche et considéré" - merveilleuse réponse de Giraudoux à une enquête journalistique - je n'écris pas pour servir le prolétariat ni défendre les bourgeois mes frères, je n'écris pas pour détruire l'écriture, je n'écris pas pour douloureusement déplorer que le texte soit devenu à lui-même sa matière et sa fin, je n'écris même pas pour mon plaisir - j'écris pour ne pas éclater de rire, le matin, quand je vois au miroir les rides de mon museau.
Rassurez-vous : cet exercice de sérieux se déroule sans témoin dans la solitude de ma salle de bain."
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